La majorité contre la foule, Stéphane VINOLO.

La majorité contre la foule,

un article Stéphane VINOLO,

dans la revue Cités,

vol. 53, no. 1, 2013, pp. 87-106.

 

Le plan de l’article

  1. Girard et l’aporie de la politique : retour à Spinoza
  2. La violence satanique des victimes
  3. Eloge de l’infondé : se défaire des prêtres et des experts

 

L’article commence ainsi : « Tout lecteur de René Girard cherchant une politique derrière la théorie mimétique ne peut qu’être déçu. Il n’y a pas, dans les livres de René Girard, de théorie politique explicite ni même de discussion des problématiques politiques fondamentales. Nous pouvons certes noter çà et là quelques références à Hobbes, à Rousseau ou encore à Tocqueville, mais rien de comparable à une théorie politique conceptuellement posée nous permettant de déterminer par exemple quel est pour Girard le meilleur des régimes, comment doivent être désignés les gouvernants, ce qu’est une répartition juste des richesses, etc. ? Nous ne trouvons aucune théorie nous permettant de prendre Girard comme maître à penser politique, ni même nous permettant de savoir quoi faire au moment de voter. Cette absence, toutefois, ne suffit pas à elle seule à discréditer l’idée d’une politique se basant sur la théorie mimétique. Si nous ne pouvons la découvrir dans les textes, peut-être peut-on la créer à partir des intuitions portées par l’anthropologie girardienne. »

On y lit plus loin : « L’ordre social repose sur la mécanique du bouc émissaire. Celui-ci, en cristallisant sur lui la haine de tous, soude la communauté contre lui, en en définissant les marges. Cela est certes efficace, mais se paie du prix fort : « Des millions de victimes innocentes ont ainsi été immolées depuis l’aube de l’humanité pour permettre à leurs congénères de vivre ensemble ; [… » Mais aujourd’hui, cette mécanique totalement déconstruite par la Révélation chrétienne ne peut plus fonctionner. En révélant l’innocence de la victime, le Christ en Croix a rendu inefficace la mécanique du bouc émissaire puisqu’ : « Un bouc émissaire reste efficace aussi longtemps que nous croyons en sa culpabilité. Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Apprendre qu’on en a un, c’est le perdre à tout jamais, et s’exposer à des conflits mimétiques sans résolution possible  ».

L’article se conclut ainsi : « Nous pouvons ainsi proposer un modèle politique girardien, à condition d’avoir perçu que la violence contemporaine qui irradie nos démocraties n’est que le prolongement renversé de la violence archaïque, et non sa rupture. Dans tous les cas, pour la formation des groupes humains, c’est la quantité qui est essentielle, mais celle-ci est voilée par les deux sens que nous pouvons lui donner : mensonge de la culpabilité de la victime contre laquelle nous nous unissons dans le sacré archaïque, ou vérité de l’innocence des victimes pour lesquelles nous nous unissons dans le satanique contemporain. Pour sortir politiquement de la violence sans que cette volonté d’en sortir ne la renforce, il nous faut abandonner en même temps les deux visions et les deux interprétations microscopiques des choses afin d’assumer le nombre comme seul critère déterminant. Ni sacré archaïque, ni modernité satanique ; ni fausse interprétation, ni bonne interprétation ; ni mauvaise justification, ni bonne justification. La politique doit assumer la fragilité de l’in-fondé des décisions. Afin de ne pas laisser nos démocraties contemporaines se faire dévaster par la violence renversée de l’archaïque, nous pouvons parfaitement imaginer une démocratie spinoziste qui ne cherche pas à unir les hommes par le faux ni par la vrai, parce qu’elle aurait peut-être renoncé à se donner comme but de les unir : « Cette confiance dans la nécessaire réconciliation des hommes est ce qui me sidère le plus aujourd’hui» Non que l’union ne se fasse plus, mais elle se ferait sans aucune intention, sans aucune volonté, sans aucune explication, par hasard, en obéissant à la loi glaciale des nombres. Ainsi Spinoza et Girard seraient de véritables penseurs démocratiques, nous permettant de penser chacun à sa façon et de manière paradoxale, qu’une majorité ne fondant ses décisions sur aucune valeur, sur aucune intention et sur aucune fondation, est le contraire même d’une foule. La majorité, consciente de sa fragilité numérique et de son lien social qui ne serait qu’exclusivement numérique, n’a rien à voir avec une foule convaincue de son bon droit. Mais cette différence ne peut s’établir qu’à la seule condition de bien s’entendre sur le concept de majorité démocratique et d’affirmer paradoxalement et contre la valse des experts que nous imposent nos médias, que la véritable majorité démocratique n’est pas tant une foule informée qu’une foule in-fondée.